RETOUR D’INTER — Feu d’immeubles à Vincennes

Retour d’inter — Dans les conditions caniculaires particulièrement éprouvantes de la nuit du 10 au 11 août 2020, les sapeurs-pompiers de Paris font face à un incendie d’une ampleur rare. Plusieurs immeubles en flammes dans un environnement complexe et un dénouement qui restera longtemps incertain.

Nicho­las Bady —  — Modi­fiée le 5 mai 2021 à 02 h 57 

La lumière des flammes, puis­sante, chaude et oran­gée, contraste avec l’obscurité de la nuit. La fumée, noire et épaisse, dis­si­mule l’architecture du champ de bataille. L’ennemi brû­lant sur­git de toutes parts et pro­gresse dans toutes les direc­tions. Le feu semble incon­trô­lable. Plu­sieurs bal­cons sont en flammes. Deux façades, pour­tant espa­cées de plu­sieurs mètres, sont tota­le­ment embra­sées. Une toi­ture brûle éga­le­ment tan­dis que les sapeurs-pom­piers de Paris s’efforcent de com­prendre com­ment s’engager dans ce com­bat tita­nesque. Plus tôt dans la nuit, cer­tains appels reçus au centre opé­ra­tion­nel (CO) pré­sagent de la gra­vi­té du sinistre : « J’ai enten­du une explo­sion ! Il y a dix étages qui brûlent, indique une femme en pleurs à l’opérateur. Les gens se jettent par la fenêtre, je les entends hurler…

Quelqu’un d’autre vient de sau­ter ! ». Les secours sont immé­dia­te­ment déclen­chés. Code motif : explo­sion. Dans le départ nor­mal, le four­gon d’appui (FA) de Mon­treuil com­plète le camion citerne rural (CCR) et l’échelle pivo­tante auto­ma­tique (EPA) de Vin­cennes, aux ordres de l’adjudant Laurent De Jésus, chef de garde de Vin­cennes. Un groupe habi­ta­tion est éga­le­ment au départ des secours. « Je suis à peine sor­ti de la remise lorsque l’état-major m’annonce l’envoi d’un groupe SAP [1] par anti­ci­pa­tion, indique l’adjudant De Jésus. Je fais immé­dia­te­ment le lien avec la notion de défe­nes­trés, mais je reste concen­tré sur le tra­jet. Quelques ins­tants plus tard, l’état-major me contacte à nou­veau et m’informe d’un chan­ge­ment d’adresse ! Arri­vé sur place, il y a déjà beau­coup de monde. Des civils, beau­coup de poli­ciers éga­le­ment. Un homme me dirige vers un hall d’entrée et m’indique que l’intervention se situe­rait en sous-sol. »

Le chef de garde est alors rejoint par ses équipes. Ensemble, ils com­mencent à cher-cher où se situe l’intervention. « À cet ins­tant, per­sonne ne me parle d’explosion, pour­suit l’adjudant. En fait… Je ne vois rien. C’est sain. C’est calme. Il y a du monde, un peu d’affolement, mais je ne vois aucun signe d’explosion, encore moins d’incendie. Pas de panache, rien. » En recon­nais­sances dans un bâti­ment, le sous-offi­cier aper­çoit quelques lueurs au tra­vers d’une vitre : « Je force alors la fenêtre et je découvre un immeuble embra­sé sur plu­sieurs étages ! Je demande immé­dia­te­ment ren­fort habitation ».

Le calme appa­rent de la rue contraste avec le chaos devant lequel se trouve désor­mais l’adjudant De Jésus. Un immeuble d’habitation, encla­vé et par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile d’accès, est tota­le­ment embra­sé. À pré­sent enga­gé dans une cou­rette inté­rieure et fai­sant face au bâti­ment enflam­mé, le chef de garde est inter­lo­qué : « Je réa­lise que la façade arrière d’un autre bâti­ment, celui depuis lequel j’ai for­cé une fenêtre pour décou­vrir l’incendie, est éga­le­ment en train de brûler ».

Une femme se mani­feste alors depuis un bal­con. « Nous sommes en contre­bas par rap­port au sol, pour­suit l’adjudant. C’est haut, il fait sombre et un arbre immense nous cache la visi­bi­li­té. Nous entre­pre­nons son sau­ve­tage au moyen des échelles à main tan­dis que des flammes appa­raissent déjà der­rière elle. Sou­dain, un homme tombe à quelques mètres de nous ». La situa­tion est ter­rible. Et le bal­con s’embrase fatalement…

Le chef de garde est alors rejoint par le capi­taine Syl­vain Le Gall, offi­cier de garde de la 24e com­pa­gnie. Les deux hommes ont un échange rela­ti­ve­ment bref. « Le compte ren­du de l’adjudant se résume à un constat très clair, sou­ligne le capi­taine Le Gall. Deux immeubles sont en feu. J’indique au chef de garde que je vais prendre le COS [2] et je lui laisse la res­pon­sa­bi­li­té de l’immeuble entiè­re­ment embra­sé. Pour ma part, je vais coor­don­ner l’engagement des secours et ordon­ner l’extinction du deuxième bâtiment. »

IL Y A EN RÉALITÉ, DEUX FEUX …

L’officier de garde com­pa­gnie confie cette mis­sion au chef de garde du centre de secours Mon­treuil, puis croise le lieu­te­nant-colo­nel Gue­nan­ten, offi­cier supé­rieur de garde (OSG) du deuxième grou­pe­ment d’incendie et de secours. « Je fais un compte ren­du suc­cinct à l’OSG, détaille le capi­taine Le Gall. Nous sommes confron­tés à un feu d’ilot d’habitation. Il y a en réa­li­té deux feux, sur deux immeubles dif­fé­rents, que j’ai sec­to­ri­sé avec deux chefs de garde. Les prio­ri­tés sont don­nées aux sau­ve­tages et à la lutte contre les pro­pa­ga­tions. À cet ins­tant, je sais que l’officier supé­rieur va prendre le com­man­de­ment des opé­ra­tions de secours. Nous nous accor­dons sur deux prio­ri­tés : main­te­nir les axes logis­tiques d’accès aux bâti­ments avec l’aide de la police et défi­nir une zone de déploie­ment ini­tial (ZDI). »

Le lieu­te­nant-colo­nel David Gue­nan­ten se pré­sente « d’emblée face à un feu majeur et, toute pro­por­tions gar­dées, mul­ti­site. Le contraste avec la rela­tive tran­quilli­té de la rue est sai­sis­sant. De l’extérieur, on ne per­çoit abso­lu­ment rien du drame qui est en train de se pro­duire quelques mètres plus loin. Il suf­fit néan­moins de pas­ser un porche et de par­cou­rir quelques dizaines de mètres pour décou­vrir une situa­tion extrê­me­ment cri­tique. Une situa­tion cri­tique et… assez décon­cer­tante, parce qu’inexplicable ».

L’officier supé­rieur prend le com­man­de­ment des opé­ra­tions de secours. L’adjudant De Jésus pour­suit la lutte dans l’immeuble entiè­re­ment embra­sé tan­dis que le capi­taine Le Gall devient chef de sec­teur du deuxième bâti­ment. Plu­sieurs lances sont en manœuvre mais les prio­ri­tés sont don­nées à la recherche de vic­times : « À cet ins­tant, c’est une de mes prin­ci­pales pré­oc­cu­pa­tions, assure le lieu­te­nant-colo­nel Gue­nan­ten. Je pense au plan Rouge. J’ai en mémoire l’incendie de la cité du Laby­rinthe en 2011 (NDLR : cinq per­sonnes décé­dées et plus de 50 bles­sés) et je sais que le bilan humain risque d’être lourd. De plus, il n’y a ici aucun moyen simple de prendre en charge un afflux mas­sif de victimes… ».

L’officier supé­rieur de garde, avec dis­cer­ne­ment et humi­li­té, estime « qu’il faut savoir recon­naître lorsque l’on a besoin d’aide. En soi, cette inter­ven­tion ne dépasse pro­ba­ble­ment pas les com­pé­tences de l’OSG, mais ce soir-là, elle dépas­sait peut-être les miennes ».

Au regard de la com­plexi­té de l’intervention, le lieu­te­nant-colo­nel Gue­nan­ten trans­met le com­man­de­ment des opé­ra­tions de secours au colo­nel Ronan de Bli­gnières, colo­nel de garde (CEMO [3]), pour se consa­crer exclu­si­ve­ment à l’extinction des incen­dies. Dès lors, le duo dyna­mique ain­si consti­tué par­vient à trou­ver une cer­taine maî­trise de la situa­tion, d’autant que les chefs de sec­teurs font remon­ter au com­man­de­ment des infor­ma­tions cruciales.

LA REPRISE DE L’INITIATIVE

« Lorsque je me pré­sente sur inter­ven­tion, révèle le colo­nel de Bli­gnières, le pre­mier ren­seigne-ment qui m’intéresse, c’est notre volume de moyens, pour com-prendre et orga­ni­ser la manœuvre. J’ai aus­si l’habitude de faire un tour du feu avant de me pré­sen­ter à la PC [4], de mon­ter au contact et de “flai­rer” l’ambiance, pour sai­sir le fac­teur humain et les volumes. J’ai un rai­son­ne­ment mili­taire : je rai­sonne le feu en enne­mi. Quand j’arrive à Vin­cennes, le rap­port de force est défa­vo­rable pour nous. Il y a en effet deux théâtres d’opérations et une incon­nue en sous-sol, tan­dis que l’OSG est tiraillé entre la PC et le ter­rain, où des actions de com­man­de­ment sont à mener. Je décide alors d’organiser le com­man­de­ment de l’arrière, tan­dis que le lieu­te­nant-colo­nel Gue­nan­ten se charge du com-man­de­ment de l’avant. » Cette stra­té­gie s’avère par­ti­cu­lière-ment fructueuse.Rapidement, le capi­taine Le Gall devient maître de la situa­tion sur son sec­teur. Le rap­port de force s’inverse éga­le­ment du côté de l’adjudant De Jésus, lorsque les moyens dédiés aux sau­ve­tages sont bas­cu­lés à l’attaque du feu. De plus, les sapeurs-pom­piers ont décou­vert ce qui semble être le foyer ori­gi­nel de l’incendie : un sous-sol des­ti­né au sto­ckage de pel­li­cules ciné­ma­to­gra­phiques, entiè­re­ment embra­sé… L’engagement du groupe d’exploration longue durée (GELD) per­met aux secours d’inverser défi­ni­tive-ment le rap­port de force entre le feu et les sapeurs-pom­piers. L’incendie est maî­tri­sé, puis éteint. « Quant aux vic­times, conclut le colo­nel de Bli­gnières, nous sommes au départ assez incré­dules sur le faible nombre de per­sonnes à secou­rir, mais il y a fina­le­ment — et heu­reu­se­ment — très peu de monde dans les immeubles. » Le bilan défi­ni­tif fait mal­heu­reuse-ment état de deux per­sonnes décé-dées, dans les toutes pre­mières minutes de l’intervention.

[1] Secours à per­sonnes [2] Com­man­de­ment des opé­ra­tions de secours [3] Chef d’état-major opé­ra­tion­nel [4] [Le véhi­cule] poste de commandement


L’inter en infographie

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CHIFFRES-CLES

  • 2 sau­ve­tages !
  • Près de 400 sapeurs-pom­piers sur intervention
  • Plus de 120 engins dont près de 40 engins-pompes

BILAN :

  • 2 décé­dés et 1 sapeur-pom­pier légè­re­ment blessé

POINTS DEFAVORABLES

  • L’incendie est déjà majeur lorsque les sapeurs-pom­piers se présentent.
  • Des dis­cor­dances entre les appels 18 et la réa­li­té du ter­rain sont sources d’incompréhensions et d’inquiétudes.
  • La loca­li­sa­tion de l’incendie et la com­plexi­té des lieux rendent par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile l’action des secours.
  • L’origine de l’incendie est inex­pli­cable pour les pre­miers intervenants.
  • La cha­leur éprou­vante de cette nuit d’été aug­mente la dif­fi­cul­té et l’intensité phy­sique de l’intervention.

POINTS FAVORABLES

  • Les appar­te­ments sont majo­ri­tai­re­ment vidés de leurs occu­pants en rai­son des vacances estivales.

LE REGARD DE L’OSG

« La mon­tée en gamme est garante du suc­cès de l’intervention. L’intérêt de la prise de COS à l’échelon supé­rieur réside notam­ment dans le fait qu’elle libère la charge men­tale des subor­don­nés, en vue de faci­li­ter cer­tains aspects de l’intervention. C’est l’importance du chef tac­tique. Cha­cun “a” sa place et doit être “à” sa place.

À par­tir d’un cer­tain niveau d’intervention, il est par­ti­cu­liè­re­ment béné­fique que l’échelon supé­rieur absorbe les pro­blé­ma­tiques liées à l’environnement, pour que le chef tac­tique puisse agir de façon plus sereine et se concen­trer sur son action. Les res­pon­sa­bi­li­tés sont répar­ties de façon à concen­trer les efforts de cha­cun au bon endroit.

La prise de COS n’est pas un désa­veu : chaque éche­lon apporte sa pierre à l’édifice. L’échelon supé­rieur agit comme un gilet pare-balle et pro­tège le chef tac­tique. C’est le RETEX que je tire de cette intervention. »

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